7.
Bureau de Joe.
Intérieur nuit.
Guilden, en bleu de travail, est en train de faire mollement le ménage dans la pièce pour l’instant déserte.
Joe entre rapidement et jette ses dossiers sur son bureau.
Guilden sursaute.
GUILDEN. Oh… je n’avais pas fini… vous voulez que je vous laisse, sans doute ?
Joe ne réagit pas plus que si Guilden n’était pas là. Guilden hausse tristement les épaules et continue son nettoyage.
Entre alors Weston, le comptable, tout aussi rapidement.
WESTON. Fortin and Brass, monsieur, ils ont repris leurs manœuvres.
JOE (réellement inquiet). Fortin and Brass ? Montrez-moi le dossier.
GUILDEN (timidement). Je vous laisse, peut-être ?
Mais ni Joe ni Weston ne semblent noter sa présence.
Le comptable ouvre le dossier sous les yeux de Joe.
WESTON. Ils savent très bien que les deux piliers sur lesquels la banque Danish a construit sa fortune sont le nucléaire et l’informatique.
JOE. Eh bien ?
WESTON. Lisez la presse. Ils se servent des médias pour saper nos bases. On ne cesse d’attaquer ces deux secteurs. (Il montre les journaux.) Premièrement, l’énergie atomique : regardez ces photos, ce sont des enfants nés de parents irradiés – si, si, elles sont nettes, et dans le bon sens ; regardez ces cartes, ce sont les zones sinistrées autour des centrales nucléaires ; et regardez ces courbes descendantes, ce sont les résultats agricoles de ces mêmes régions.
JOE (jetant négligemment les journaux). Ça ne marchera pas. Les gens n’ont pas envie de voir ou d’entendre ce genre de choses.
WESTON. Au contraire. Les tirages montent. En couverture de magazine, le bébé d’irradiés fait désormais plus que les fesses de Josy Lamour ou le bikini de la princesse de Bent. Cinq cent mille exemplaires assurés, et ça peut même décoller au-delà si le bébé est, par chance, siamois ou trisomique. Le public en raffole. (Un temps.) Évidemment, les politiciens écologistes ne laissent pas passer l’occasion de se faire mousser et j’ai peur, pour nos prochains chantiers, que nous n’ayons pas nécessairement l’aval du gouvernement.
JOE. Ne craignez rien : j’ai un dossier sur les membres du gouvernement qui peut tous les envoyer en prison pour longtemps.
WESTON. Soit. Mais voici que l’informatique, l’autre fondement de nos activités industrielles, est aussi violemment remise en question. Une vaste campagne prétend que l’informatique amène la dégénérescence de nos facultés intellectuelles, l’abâtardissement de nos capacités de concentration. Certains ordinateurs commencent à être boycottés sur le marché. Et cette fois-ci, les gens de Fortin and Brass ont entraîné dans leur sillage le P.C.R., le Parti des Céphaliens Réactionnaires, ceux qui reviennent à l’écriture manuscrite et n’admettent même pas la règle à calcul.
JOE. Vous en concluez ?
WESTON. Que Fortin and Brass veulent faire baisser nos actions, provoquer une panique pour les acheter au plus bas et prendre ainsi le contrôle de la banque Danish. En un mot, ils tentent une O.P.A.
Joe a levé la tête et constaté que Guilden vient d’allumer une cigarette sur laquelle il tire tranquillement.
JOE (au comptable, mais sans lâcher Guilden du regard). Laissez-moi le dossier.
WESTON. Puis-je attirer votre attention sur l’urgence qu’il y a à réagir ? Il faut contre-attaquer. Vous savez qu’il n’y a rien de plus inflammable que l’opinion publique.
JOE. Je regarderai le dossier.
WESTON (surpris). Soit.
JOE. Quoi d’autre ?
WESTON. M. Steelwood fait antichambre depuis ce matin pour être reçu de vous.
JOE. Combien pèse-t-il ?
WESTON. Je ne sais pas.
JOE. Je ne reçois un financier que s’il pèse plus de quinze millions.
WESTON. C’est un industriel.
JOE. Je vous le laisse. Je ne reçois pas les industriels.
WESTON. C’est aussi le…
JOE. Merci !
Weston comprend qu’il doit partir immédiatement. Il sort.
Joe continue à fixer Guilden qui tire tranquillement sur sa cigarette, inconscient du danger.
JOE. Vous êtes censé nettoyer ou enfumer mon bureau ?
GUILDEN (effrayé mais essayant quand même de crâner un peu). Je pensais être devenu invisible…
Il rit pour montrer qu’il a voulu faire de l’humour mais, à la tête de Joe, son rire se fige.
JOE. Comment vous appelez-vous ?
GUILDEN. Guilden, monsieur.
Joe le regarde un instant.
JOE. Je ne vous avais pas muté à la caisse de retraite ?
GUILDEN. Si, mais à cause d’une stupide histoire…
JOE. Quelle histoire ?
GUILDEN. Un petit vieux. Il avait quatre-vingt-douze ans. Il devait se faire opérer la semaine suivante… opération à cœur ouvert… il n’y croyait pas… il savait qu’il allait y rester… il voulait retirer son argent avant… Oh, pas grand-chose, l’épargne de toute une vie… de quoi se payer un petit week-end…
JOE. Eh bien ?
GUILDEN. Je lui ai donné son argent ! (S’excusant.) Oui, je sais, j’aurais dû lui faire croire qu’il fallait trois semaines pour avoir la disponibilité des fonds… J’ai été viré.
JOE. Bien.
GUILDEN. Alors, comme je connaissais une des femmes de ménage du sous-sol, une amie de ma défunte mère, j’ai pu me faire engager ici à l’essai pour trois semaines. (Un temps.) Je suis bien content. À Londres en ce moment, un habitant sur trois est au chômage.
JOE (agacé par ces détails). C’est bien vous qui m’avez expliqué, l’autre soir, pour les odeurs ?
Guilden approuve de la tête. Joe s’approche et le renifle.
JOE. Oui… mais c’est si léger…
GUILDEN. Je peux sentir plus fort, si vous voulez.
JOE. Comment ?
GUILDEN. Dites-moi, les yeux dans les yeux, que je suis viré. Mais les yeux dans les yeux, c’est la condition.
Joe réfléchit un instant, décide de se prêter à l’expérience. Il le fixe puis dit calmement :
JOE. Vous êtes viré.
Guilden commence à se décomposer, oppressé par la nouvelle.
JOE (renifle, toujours calme). Effectivement… c’est amusant… il y a eu une petite pointe de fumet…
GUILDEN. Maintenant, dites-le-moi comme vous l’auriez fait auparavant ! (Joe ne comprend pas.) Si, si, en faisant autre chose, derrière votre bureau, et en lâchant les mots comme s’ils n’avaient pas d’importance… comme s’ils ne s’adressaient à personne…
Joe ne saisit pas assez vite. Guilden le conduit derrière son bureau.
GUILDEN. Voilà. Je vous mets un livre de comptes entre les mains, vous le vérifiez et vous me dites que je suis viré.
JOE (sceptique, consultant les comptes, finit par lâcher). Vous êtes viré !
Guilden se décompose comme précédemment. Joe renifle et ne sent rien.
JOE. Ça ne marche pas : cette fois, je n’ai rien senti.
GUILDEN. Et pourtant, moi, j’ai eu aussi mal la deuxième fois que la première… Voilà, la leçon numéro deux : pour sentir, il ne suffit pas d’une odeur, il faut un nez pour la sentir. Et cette fois, votre nez n’était pas disponible. Vous voulez une autre odeur ?
JOE. C’est assez.
GUILDEN. Si, si… Regardez-moi dans les yeux et dites-moi que je suis réengagé comme courtier à la salle des transactions.
JOE (d’assez mauvaise grâce). Vous êtes réengagé.
Guilden saute de joie.
JOE (intrigué). Effectivement… ça sent aussi fort mais l’odeur est meilleure… Où avez-vous appris tout ça ? Je ne l’ai lu dans aucun manuel de communication. Qui vous l’a enseigné ?
GUILDEN (avec un bon sourire). La vie !
JOE (renfermé). Parlez adéquatement, Guilden. La vie n’apprend rien, la vie n’est que le temps imparti à l’assemblage de molécules que nous sommes.
GUILDEN. Non, monsieur, erreur ! (Lyrique.) La vie, c’est le flux et le reflux du monde qui nous nourrit et nous porte, comme la vague le poisson.
JOE (soupçonneux). Vous faites partie d’une secte ?
Guilden, abattu par tant d’incompréhension, se tait.
Entre alors Cecily.
CECILY. Nous déjeunons bien ensemble, Joe ?
JOE (regarde sa montre). Oui, mais dans treize minutes seulement. Assieds-toi dans un coin et attends.
Sans mot dire, comme si cet accueil était naturel, Cecily s’assoit sur une banquette et sort un magazine de son sac.
JOE. Ah oui, une dernière chose, Guilden. (Joe se plante en face de lui.) Tout à l’heure nous faisions vos petites expériences, des exercices d’école sans conséquence. Mais là, maintenant, je suis sérieux. (Un temps.) Vous êtes viré.
GUILDEN. Mais, monsieur…
JOE. Il n’y a pas de mais… vous êtes viré… Faute professionnelle : vous fumiez pendant le service… Et comme vous n’étiez engagé qu’à l’essai, vous n’aurez rien. Aucune indemnité.
GUILDEN. Vous plaisantez… monsieur ?
JOE. Jamais.
GUILDEN. Mais je suis perdu, fini… je n’ai rien pour vivre.
JOE (ironique). Mais si… la vie !
Guilden baisse la tête et sort, pitoyable. Joe sort sa pochette et murmure, songeur :
JOE. Quelle puanteur !
Weston entre de nouveau, assez gêné.
WESTON. Monsieur, ce M. Steelwood insiste pour être reçu par vous.
JOE. C’est son problème, pas le mien.
WESTON (toujours gêné). M. Steelwood est le père de Mlle Cecily.
Joe marque une légère surprise.
JOE. Faites-le patienter.
Weston sort.
JOE. Cecily !
Cecily sort la tête de son magazine.
JOE. Ton père est là.
CECILY. Mon père ? Je n’ai pas de père ici. Je l’ai laissé à la maison.
JOE. Celui que tu as chez toi, il est ici !
Cecily va vers la porte, passe la tête pour regarder dans le couloir et revient s’asseoir.
CECILY. C’est bien le même.
Elle reprend la lecture de son magazine.
JOE. Cecily, viens sur mes genoux.
Cecily s’exécute avec grâce et automatisme. Ils parlent. Musique (mélodrame).
JOE. Cecily, nous allons nous marier.
CECILY. Bien sûr, Joe.
JOE. Et nous aurons des enfants.
CECILY. Bien sûr, Joe.
JOE. Et tu vieilliras, tu grossiras, tu te rideras, tu te feras tirer et teindre, et tu ressembleras à une vieille poupée très propre.
CECILY. Bien sûr, Joe. Et toi, tu prendras du ventre, de la couperose, tu perdras tes cheveux mais tu gagneras du poil dans les oreilles. Nous serons très heureux.
JOE. De quoi mourrai-je ?
CECILY. De surmenage, d’abus de café, et sans doute de mes petits plats trop gras.
JOE. Et toi ?
CECILY. Je mourrai seule, vieille, maigre et méchante, détestée de tous mes enfants et petits-enfants, en emportant mes bijoux dans ma tombe. Nous allons être tellement heureux, Joe.
Ils s’embrassent mécaniquement Fin de la musique. Un temps.
JOE. Est-ce que j’ai une odeur, Cecily ?
CECILY. Une odeur ? Non.
JOE (rassuré). Toi non plus. (Il appuie sur l’interphone.) Faites entrer M. Steelwood. (À Cecily.) Quand nous l’aurons vu, tu me raconteras comment tu dépenseras mon argent puis nous ferons l’amour.
CECILY. J’ai préparé la figure 23.
Steelwood est entré. C’est un vieil homme au visage un peu égaré. Il se dirige vers Joe et lui tend la main par-dessus le bureau. Joe la regarde, d’abord sans comprendre, puis lui tend la sienne. Steelwood veut alors faire le tour du bureau pour embrasser sa fille. Mais celle-ci le repousse, mécontente.
CECILY. Non, ici tu ne me lèches pas.
Steelwood se recule et s’assoit.
JOE. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir ?
STEELWOOD. Les affaires, monsieur, les affaires.
CECILY (à voix basse à Joe). Je peux retourner lire mon magazine ? Je ne vais pas comprendre.
Elle retourne sur sa banquette et se plonge dans les feuilles de son journal.
STEELWOOD. Comme vous le savez, je possède une petite fabrique d’informatique. Petite est un terme excessif puisque j’ai à ce jour trois mille employés si l’on compte mes filiales.
JOE. Combien pesez-vous ?
STEELWOOD. Moins trois millions.
JOE. Adieu.
STEELWOOD (s’accrochant). Ces deux dernières semaines ont été très mauvaises, et nous n’avons presque plus de commandes pour les mois à venir. Si je ne trouve pas une solution, dans une semaine je mets la clé sous la porte.
Joe ne réagit pas.
STEELWOOD. Je vais mettre trois mille personnes au chômage.
JOE. Et alors ?
STEELWOOD. Je n’aurai plus d’argent.
JOE. D’après ce que m’ont dit nos avocats, la dot de Cecily est constituée par l’héritage de sa mère, et vous n’avez pas le droit d’y toucher.
STEELWOOD. C’est exact.
JOE. Alors je ne comprends pas votre venue. En quoi suis-je concerné ?
STEELWOOD. Je pensais toucher l’homme en vous, le futur époux de ma fille, mon beau-fils en quelque sorte.
Joe se met à renifler en sa direction avec inquiétude.
STEELWOOD. Je suis un homme fini, Joe. Dans trois jours, je dois payer mes employés et je n’ai plus un sou en caisse. Plus un. Je suis en rouge dans mes trois banques. Je suis fini.
Joe s’approche de Steelwood qui pleurniche de plus en plus.
STEELWOOD. J’ai tourné une heure pour garer ma voiture, je n’ai même plus les moyens de payer un paramètre.
Joe est tout contre lui, les narines en activité.
JOE. Combien vous faut-il ?
STEELWOOD. Quatre millions. Sinon, je ne paie personne.
Cecily sort la tête de son magazine et dit très clairement :
CECILY. Ne lui prête rien, Joe. Jusqu’ici il n’a jamais remboursé ses dettes. C’est un tocard.
STEELWOOD. Tais-toi, poison !
CECILY. Il est tellement ratiboisé que le matin il pique des pièces dans mon sac pour tenir la journée. Ne lui prête rien.
JOE (lumineux). Mais je ne lui prête pas. Je lui donne.
Steelwood tombe spontanément aux pieds de Joe et les embrasse.
STEELWOOD. Ah, monseigneur… monseigneur…
CECILY (sèchement). Puis-je savoir pourquoi ?
JOE (comme grisé). Parce qu’il a une odeur… oui… mais une bonne odeur : l’odeur de la peur de manquer. Toute sa vieille peau sue l’angoisse de n’avoir plus d’argent, la crainte lui a donné l’haleine fétide, cet homme se voit nu, à la rue, sans un sou… c’est une odeur très sympathique. (Il aide Steelwood à se relever.) Allons… venez avec moi, je vais vous faire un chèque…
CECILY. Je ne suis pas d’accord. Tu ne dois pas dépenser notre argent pour des lavettes.
JOE. Allons, Cecily, une fois, juste une fois, à cause de l’odeur. (Prenant le bras de Steelwood.) Suivez-moi.
Ils sont sortis.
Cecily regarde devant elle, les yeux agrandis par la surprise.
CECILY. J’ai peur.
NOIR